De nos jours, l’agriculture doit faire face à de nombreux défis, dans un contexte économique, climatique et social très changeant. Elle doit s’adapter rapidement à des évolutions parfois imprévisibles, comme un climat de plus en plus sec et chaud, de nouvelles normes européennes qui interdisent l’utilisation de certains produits phytosanitaires, ou encore des maladies qui évoluent ou de nouveaux prédateurs qui apparaissent. La sélection variétale peut apporter des solutions, mais c’est un processus qui prend plus de 10 ans. Ce temps est parfois trop long pour pouvoir proposer aux agriculteurs des solutions efficaces, qui répondent à leurs attentes et aux problématiques actuelles. Alors, comment aller plus vite ? Différents outils sont à la disposition des sélectionneurs, et notamment l’utilisation des haploïdes doublés, qui permet de réduire significativement le temps de fixation des caractères, et par conséquent, le temps de sélection. Cette technique est notamment utilisée chez Florimond Desprez pour le blé tendre d’hiver et de printemps, le blé dur, l’orge, les betteraves sucrières et fourragères, pour ne citer que ces espèces.
Pour créer une nouvelle variété, il faut d’abord réaliser un croisement entre deux plantes choisies (A et B, les parents) pour leurs caractères intéressants et complémentaires, dans le but d’obtenir dans la descendance des lignées plus performantes que les parents. À partir du croisement débute le processus d’observation et de sélection : quand les parents sont bien homozygotes (fixés) tous les hybrides de la première génération seront semblables, puis ceux de la deuxième génération seront différents, du fait de la disjonction des caractères. Les plantes seront étudiées, sélectionnées, de génération en génération, et testées dans différents environnements (climat, terroir…). 8 à 10 ans sont nécessaires pour créer une lignée fixée, puis il faut que cette lignée passe avec succès les essais officiels avant d’être commercialisée. Une variété est dite fixée quand elle est homozygote. On dit aussi qu’elle est « pure ». Il n’y aura plus de disjonction des caractères dans les générations suivantes par autofécondation. Pour être commercialisée et ainsi être distribuée aux agriculteurs, une variété de blé tendre d’hiver doit passer deux examens, la DHS, qui garantit que la variété est Distincte, Homogène et Stable, et la VATE (Valeur Agronomique, Technologique et Environnementale).
La sélection classique permet d’amener de la diversité génétique, mais, comme on vient de le voir, il faut du temps pour fixer une lignée, qui pourra devenir une variété. À chaque cycle d’autofécondation, des recombinaisons se produisent entre les apports génétiques (génomes) des deux parents. Pour en savoir plus, lisez notre article sur la sélection classique.
Dans le cadre des défis actuels de l’agriculture, il est nécessaire de développer des méthodes plus rapides, afin de proposer des variétés répondant aux besoins des agriculteurs.
Plusieurs méthodes peuvent être utilisés pour accélérer la fixation des caractères comme la SSD (Single Seed Descent) ou les HD (Haploïdes Doublés). La SSD, aussi appelée filiation unipare, consiste à ne semer qu’un grain par plante sur plusieurs générations, sans faire de choix. Cela permet de favoriser les combinaisons génétiques des deux parents dans la descendance et d’aller plus vite, puisqu’on peut faire plusieurs cycles de culture en serre par an.
Avec l’utilisation des haploïdes doublés, contrairement aux autres méthodes, la descendance est fixée en une seule génération. On a une lignée pure.
L’utilisation des haploïdes doublés permet de sélectionner plus efficacement, et de gagner 2 à 4 ans par rapport à un schéma de sélection conventionnel. Cela permet de répondre plus rapidement aux nouvelles problématiques et aux nouveaux enjeux des agriculteurs et des filières.
Dans leur ouvrage intitulé « Wheat doubled haploids: production to sequencing. What makes them so appealing? » co-écrit par Pierre Devaux, directeur de la recherche et de l’innovation chez Florimond Desprez, et Luis Cistué, chercheur pour la station expérimentale d’Aula Dei à Saragosse en Espagne, les deux chercheurs expliquent le fonctionnement de la production des haploïdes doublés pour la sélection variétale. On commence par un croisement classique de variétés en général élites aux caractéristiques complémentaires. Ensuite, les grains de blé issus de ce croisement sont semés et cultivés en serre. Juste avant qu’ils arrivent à l’anthèse, les fleurs des épis sont castrées : on retire les organes producteurs de pollen (étamines) pour empêcher le blé, autogame, de s’autoféconder. Ensuite, les épis castrés vont être pollinisés avec du pollen de maïs. Après la fécondation, les chromosomes de maïs sont sélectivement éliminés des cellules du jeune embryon. Celui-ci ne possédera que le lot de chromosomes (génome) maternel, c’est-à-dire celui du blé, il sera donc haploïde.
Cet embryon, dont le grain ne possède pas d’albumen, va être sauvé en laboratoire via la culture in vitro. Les plantes alors obtenues vont être repiquées en serre, au stade 2-3 feuilles. Le doublement des chromosomes va être effectué au stade 3-5 talles, avec de la colchicine dans la plupart des cas. Cela permet d’obtenir des plantes haploïdes doublées qui contiennent uniquement le matériel génétique de la plante mère, hybride entre nos deux parents A et B cités plus haut. La plante ainsi obtenue est fertile et fixée. Ce sont les grains de celle-ci qui seront récoltés et utilisés pour la suite dans le processus de sélection. Les grains récoltés sur un HD forment une lignée fixée.
Pour d’autres espèces, d’autre techniques peuvent être utilisées, comme la culture de microspores (jeunes grains de pollen) isolées, la culture d’ovules non fécondés, ou encore les croisements intraspécifiques avec des lignées inductrices.
Dans le cadre d’un schéma de sélection classique, pour obtenir des lignées fixées, on réalise des autofécondations successives, sur 7 à 10 générations. Après ce laps de temps, on atteint l’état d’un génome fixé, où les allèles de chaque gène sont identiques.
Grâce aux haploïdes doublés, on peut obtenir des lignes fixées beaucoup plus rapidement. Comme nous l’avons vu, après doublement des chromosomes, la plante est fertile et fixée. De ce fait, le passage par l’état haploïde suivi d’un doublement chromosomique permet la création rapide d’une lignée fixée, puisque les deux chromosomes homologues porteront les mêmes allèles pour chaque gène, c’est-à-dire à l’état homozygote. Cela ne prend qu’une seule génération, soit au plus court 1 an.
Dans la sélection par haploïdes doublés, on utilise du matériel élite et prometteur, avec des caractéristiques intéressantes, comme la résistance à certaines maladies. C’est donc le choix des hybrides soumis à la production des haploïdes doublés qui augmente les chances d’avoir du matériel plus intéressant et plus rapidement. Il est donc plus logique d’avoir des variétés multi-tolérantes.
La technique de marquage moléculaire est de nos jours largement utilisée. Celle-ci, appliquée aux lignées HD, permet rapidement de repérer celles qui cumulent les allèles intéressants, à l’état homozygote, de l’un ou de l’autre des deux parents A ou B. Celebrity, une de nos variétés de blé tendre d’hiver, est un haploïde doublé, que nous avons identifié à la fois par phénotypage et avec l’utilisation de marqueurs moléculaires. Elle est tolérante aux mosaïques et à la cécidomyie.
Les résistances aux maladies identifiables par marquage moléculaire pour le blé tendre d’hiver sont les rouilles jaunes, brunes et noires, la JNO (Jaunisse Nanisante de l’Orge), la fusariose et les mosaïques. On peut également identifier des résistances aux prédateurs animaux tels que la cécidomyie.
S’il est compliqué de quantifier de manière précise, parmi les nombreux croisements réalisés chaque année, une centaine de ceux-ci sont transmis à notre laboratoire pour la production d’haploïdes doublés. Comme Thibaut Remacle, adjoint au directeur de recherche de la plateforme de service, nous l’explique, pour chaque croisement, 15 à 30 grains sont récoltés et ils sont tous semés. Pour chaque hybride, nous réalisons de nombreux croisements d’épis avec le maïs et obtenons plusieurs centaines d’embryons haploïdes. Tous les ans, près de 100 000 embryons sont cultivés in vitro et 50 000 épis sont castrés. En 2022, chez Florimond Desprez, plus de 1 500 jours de travail ont été alloués à la production d’HD en blé tendre, tous travaux confondus (semis, récolte, castration, repiquage en serre, arrosage…).
Non, une fois les haploïdes doublés obtenus, on ne peut pas les commercialiser directement aux agriculteurs. Le processus de sélection classique va débuter. Il va falloir identifier lesquels sont les plus performants. Même si on arrive à condenser et réduire le temps de sélection, certaines étapes restent obligatoires et incompressibles. L’observation, l’évaluation et la sélection des haploïdes doublés en conditions réelles aux champs sont des étapes indispensables pour proposer aux agriculteurs des variétés de qualité. En parallèle de ces étapes, les variétés potentielles sont multipliées pour avoir une quantité de semences suffisante à proposer lors de la mise sur le marché de celles-ci. En effet, comme la sélection par haploïdes doublés permet de gagner 2 à 4 ans, il manque ce temps pour avoir les mêmes quantités de semences qu’en sélection classique.
Si Celebrity est un haploïde doublé, elle n’est pas la seule ! « Il y a aussi Filon, Cellule, Winner ou encore Mutic. Et il ne s’agit là que de nos variétés de blé tendre d’hiver. D’autres de nos espèces ont été sélectionnées de cette manière, comme Rocaillou et Canaillou, en blé dur », nous explique Delphine Taillieu, responsable coordinatrice du laboratoire céréales.
Chez Florimond Desprez, l’utilisation des haploïdes doublés en sélection se fait pour d’autres espèces comme le blé dur, l’orge ou encore les betteraves.
En blé tendre d’hiver et en orge, la technique est en place depuis longtemps et permet d’optimiser les croisements du matériel le plus prometteur pour répondre rapidement aux nouveaux enjeux de l’agriculture. Comme l’explique Johan Toussaint, sélectionneur en orge, « les haploïdes doublés sont utilisés depuis longtemps et vus comme un atout majeur par nos sélectionneurs. Étant donné que le premier croisement est effectué à partir de variétés élites, avec des caractéristiques intéressantes, notamment de résistance aux maladies, on recherche ces gènes de résistance dans la descendance. »
En blé dur et blé tendre de printemps, ces espèces ne tallant pas beaucoup, les haploïdes doublés ont été plus difficiles à produire et ont pris quelques années de mises au point. Il a fallu adapter la technique initiale pour améliorer les conditions de tallage et de fertilité. Nous obtenons maintenant de très bons résultats.
D’après Christophe Jeudi, sélectionneur triticale de cette espèce, cette méthode n’est que rarement utilisée chez Florimond Desprez. Le triticale, pourtant autogame, a une tendance à l’allopollinisation. Il est donc plus compliqué de maintenir des lignées fixées. Cependant, sur des temps courts dans le cadre de programmes de recherche, type FSOV, l’utilisation des haploïdes doublés répond aux contraintes temporelles inhérentes à ces programmes.
En betteraves sucrière et fourragère, cette méthode est également utilisée, en prélevant les ovules qui sont mis en culture in vitro pour former des embryons haploïdes. Ils sont utilisés pour fixer les pollinisateurs et pour constituer des populations issues du croisement de plusieurs parents appelées populations « MAGIC ».
Pour certaines espèces comme les pois, la méthode de sélection par haploïdes doublés n’est pas exploitable à ce jour. Cette espèce ayant un cycle court, la sélection classique permet d’aller aussi rapidement que la sélection par haploïdes doublés, il n’y a donc pas d’intérêt immédiat à appliquer cette méthode, compte tenu, en plus, de la difficulté de générer des HD chez cette espèce.